De 1941 à 1945, je me suis promenée en compagnie d'Ernst Jünger dans le Paris occupé et sur le front Russe. C'était divin. Mais comme c'était il y a longtemps et que ça fait 775 pages et que j'en ai corné la moitié, ça m'a pris du temps pour revenir. Mais j'entends encore le bruit des bombes et des bouchons de Champagne. Et je m'endors encore en entendant la douce voix de mon capitaine allemand qui me raconte la chasse aux papillons : "Dans ce profond complexe d'enfers et de
paradis, où l’œil ne parviendra pas davantage à démêler les
détails heureux ou douloureux que s'il tentait de déchiffrer
l'entrelacs chatoyant d'un îlot de forêt vierge, notre planète
ouvre à l'esprit un spectacle d'un ordre fabuleux."
Voilà. Je vous présente Ernst. Il est à mi-chemin entre Visconti et Terence Malick. Il tombe en extase devant un pawlowia place des Ternes et en trois pages, il te retourne le cerveau, il te chavire le coeur et il te sert une verveine en réajustant son uniforme (ses bottes sont toujours impeccables).
Mais n'allez pas croire que je me pâme pour l'alter ego de Benoît 6, que nenni ! Ernst, c'est pas le dernier à la déconne et quand il finit son service et qu'on se retrouve en bonne compagnie à la Tour d'Argent (ben oui, faut savoir choisir ses amis en 1941), il s'en paye une bonne tranche, le filou.
On commence doucement avec quelques anecdotes croustillantes, car, quand on y pense, "le puissant esprit de
cabotinage (...) redonne un souffle artificiel à des temps révolus,
à des cultures mortes, les amenant à se mouvoir tels des cadavres
que l'on évoque". Vous savez ? C'est ce genre de type qui a toujours un truc pertinent à dire même quand on parle de Trierweiller. Mais passons au Bourgogne, je vous prie. Et surveillez ce que vous dites, parce que Ernst et sa répartie, ça canarde comme à Dresde : "Pour vivre, disait-il, il faut
travailler, seuls les fainéants meurent jeunes. Je suis d'avis,
quant à moi, que pour vivre vieux, il faut rester jeune". C'est là que la soirée bascule.
"L'heure du crépuscule – la nuit
s'annonce comme une marée qui, presque imperceptible encore, envoie
dans un murmure ses premières vagues en éclaireurs. Des êtres
singuliers surgissent avec elle. C'est l'heure où les hiboux
apprêtent leurs ailes et les lépreux vont dans les rues."
"C'est que la souffrance, là, n'existe
pas. C'est peut-être la vertu suprême de l'opium : stimuler la
force créatrice propre à l'esprit, l'imagination, de telle sorte
qu'elle édifie pour soi-seul des châteaux enchantés ;
derrière leurs créneaux, on n'éprouve aucune frayeur à perdre les
royaumes d'ici-bas, brumes et marécages. L'âme se crée à soi-même
les degrés par où rentrer dans la mort." (tu fais tourner la pipe, Ernst ?)
"(…) l'attirance souvent irrésistible
de l'alcool n'est pas due à la jouissance physique qu'il procure,
mais à sa force mystique. Aussi n'est ce pas par dépravation que
l'infortuné a recours à lui, mais parce qu'il a faim de puissance
spirituelle. La boisson (...) le mène des lisières du réel
jusqu'en son atelier profond. Pour nombre d'hommes, l'étroite zone
où ils peuvent respirer un souffle de l'infini se situe aux limites
de l'ivresse. Voilà pourquoi se trompent gravement ceux qui veulent
combattre l'ivrognerie comme une sorte de gloutonnerie portant sur
les liquides."
De même l'éther et le protoxyde
d'azote sont mentionnés comme clefs ouvrant à une clairvoyance
mystique." Ernst, on y va ? Le taxi est en bas.
Mais deux heures plus tard, c'est l'orgie au quartier général de Vincennes :
"Comme l'air était criblé d'une pluie
dense et tiède, et je voyais le fenouil dans une merveilleuse
fraîcheur (en des réseaux d'une extrême finesse, comme en des
veines d'émeraude, la sève verte circulait). La vie intime de la
plante devenait visible. Ce furent peut être là les instants les
plus sublimes en ce monde, plus comblants que l'étreinte de belles
femmes (ceux où je me penchais sur un tel miracle de vie". (Ernst, arrête, ils te suivent pas, là, viens, on va se coucher)
Ernst, l'homme qui faisait l'amour aux fenouils. Viva la vida loca à la Wehrmacht. Oh ! Eh ! C'est facile de juger, j'aimerai bien vous y voir, vous, quand votre chef s'appelle Hitler (ou Kniébolo, peu importe) et qu'il a décidé de tout casser comme un gosse sous speed. Et c'est vrai qu'Ernst et moi, on est pas d'accord sur tout, loin s'en faut. Mais c'est pas le genre à détenir la vérité. Et puis, il sait bien, lui, qu'ils vont la perdre la guerre. Comme tout le monde. Parce qu'il sait bien, lui, qui va la gagner. Et y'a pas de quoi crier victoire...
"On voit, en pareille occasion, ce que
les hommes peuvent contenir à l'état de germe : le tyran, par
exemple, dans le petit comptable, le tueur en série dans le ridicule
m'as-tu-vu. Le spectacle est rare étant donné qu'il faut des
circonstances insolites pour que ces germes se développent. Chose
étrange aussi, que de retrouver des ratés et des littérateurs,
dont on se rappelle encore les confuses élucubrations nocturnes, à
l'état de maîtres et de dominateurs, obéis avant même d'ouvrir la
bouche. Parfois, les rêves qui sont justement les plus flous
deviennent aussi la réalité. Du moins Sancho Pança, gouverneur de
Barataria, ne se prenait-il pas au sérieux – c'est ce qui plaît
en lui."
"La cruauté des temps modernes,
disait-il, est unique dans la mesure où elle cesse de croire à
quelque chose d'indestructible en l'homme, et veut, par conséquent,
au contraire par exemple de l'Inquisition, l'effacer et le supprimer
totalement et à jamais."
"Ce type d'homme est sans doute d'un nouveau
genre, ou du moins il est nouveau par rapport au XIXème siècle.
L'avantage qu'indubitablement ils possèdent est entièrement
négatif, et consiste en ceci qu'ils ont rejeté plus tôt que la
plupart des autres le bagage moral, et introduit dans la politique
les lois de la technique mécanique. Mais cette avance est rattrapée
– non point sans doute par l'homme moral, lequel leur est
nécessairement inférieur pour ce qui est de l'usage effréné de la
violence, mais bien par leurs pareils qui ont suivi leurs leçons. Le
dernier des imbéciles finit par se dire : « Du moment
qu'il prétend se moquer de tout, pourquoi exige-t-il qu'on le
respecte, lui ? »
Voilà pourquoi c'est une erreur
d'espérer que la religion et l'esprit religieux rétabliront
l'ordre. Les manifestations zoologiques se situent sur le plan
zoologique, et les démoniaques sur celui de la démonologie
(autrement dit, le requin est saisi par la pieuvre, et le diable par
Belzébuth)."
Au sujet d'allemands qui ont tué
800 aliénés pour récupérer l'asile et en faire un laboratoire : "Un tel
trait trahit bien la tendance du technicien à remplacer la morale
par l'hygiène, de même qu'il remplace la vérité par la
propagande."
"Les doctrines exclusivement économiques
doivent nécessairement mener au cannibalisme."
S'ils écrivaient comme ça dans Le Monde, je m'intéresserais à l'actualité.
Avec Ernst, on n'a pas arrêté. On a rencontré Picasso, Braque et Cocteau (Céline aussi mais il n'en ressort pas grandi, je vous préviens). Il m'a raconté
l'histoire du pet le plus funeste de l'histoire universelle.J'ai découvert quelle joie il y a parfois à tout perdre, comment régir face à la bêtise, la différence entre un Anglais et un Prussien, j'ai pris des cours de stylistique, j'ai trouvé un pitch de roman toutes les dix pages, j'ai appris l'histoire de la seconde guerre vue des coulisses allemandes, j'ai trouvé le titre de mon prochain roman ("Nostalgie de la distillation"). Et si vous le lisez, vous tomberez peut-être vous aussi sur votre plus belle phrase de tout l'univers, celle qui vous fera presque vomir d'émotions à chaque, mais à chaque fois que vous la lirez (et vous ne saurez jamais pourquoi) :
"Il faut bien savoir ce que le monde
peut offrir, pour ne pas capituler à la légère."
Et ça tombe bien, parce que les journaux parisiens de Ernst Jünger, c'est le monde en 700 pages d'une beauté à pleurer.
PS : Toutes les images viennent de là : http://miloserdie.tumblr.com/ (parce qu'Internet sans la Russie, c'est comme Hitler sans Stalingrad, ça serait moins rigolo)