dimanche 25 janvier 2015

"Pourtant la manière dont nous ratons notre vie, c'est notre vie" Randall Jarrell

(Randall, je connaissais pas, il a l'air cool, c'est un poète du sud des Etats-Unis et il était dépressif, tout ce qu'on aime au blog. Cette phrase est en exergue de "Les cent derniers jours" de Patrick McGuinness dont on cause ici)(et non Patrick McMurphy comme j'ai dit précédemment... Woa woa woa ! C'est bon, hein! C'est jamais tout que des stout de pub irlandais au final).

Après Belfast, je vous emmène à Bucarest. On ne parlera pas de l'auteur, j'y peux rien, y'a des livres où je papote avec l'auteur et y'a des livres où il est pas là, je ne sais pas, c'est peut-être ça la question du style. Mais j'ai quand même envie de parler de ce bouquin : il y a vraiment une façon de raconter la vie en Roumanie à ce moment-là qui m'a accrochée. En lisant ce bouquin, j'essayais d'écrire sur mon travail, l'ambiance, les chefs, le ridicule de tout un tas de situations et ce livre me donnait un angle vraiment rigolo, or c'est vraiment dur de rigoler avec le médiocre et l'ennui.
Je ne suis pas en train de dire que la Roumanie à l'époque, c'était le cirque Zavatta, ni que ma vie est celle d'un ouvrier au temps de Ceausescu, je dis juste qu'une histoire éclaire toujours sous un certain angle une autre histoire.

C'est qu'il y a une part tellement forte de ridicule dans la mise en scène du pouvoir, je ne m'en lasse pas : ça commence par ces voitures aux vitres teintées qui traversent la ville à toute allure jusqu'à ces vastes rassemblements forcés où tout le monde doit rester debout à faire mine d'écouter les discours les plus ennuyeux de l'univers. On est entre le rire et les larmes, parce que derrière l'absurde et l'abrutissement, il y a l'abus et la souffrance. Voilà. Il est donc ici question de pouvoir arbitraire, de totalitarisme et de ce que c'est que de vivre en-dessous :"Oui, mon enfance avait été une bonne préparation au totalitarisme : apprendre à savourer les petites permissions, à ne pas attiser l'esprit de revanche ni l'amertume paternelle. Ce n'est pas tout le monde qui choisit la Roumanie de Ceausescu pour faire sa première expérience de la liberté."

A propos de la surveillance permanente : Patrick raconte qu'après avoir réalisé qu'il était sur écoute, suivi dans la rue (comme quasiment tout le monde à cette époque), il s'est mis à se surveiller lui même, en train de se faire un café, de prendre sa douche, etc. "La surveillance a cet effet : on cesse d'être soi pour vivre à côté de soi. La nature humaine ne peut être changée, mais on peut l'amener à un degré de conscience qui la dénature. Ainsi, je projetais sur la rue indifférente le sentiment de culpabilité et de dissimulation qui m'avait soudain envahi."

A propos de la persécution : "La première loi d'une bonne purge, c'est qu'elle doit être aléatoire; la deuxième c'est qu'elle doit aboutir à une promotion qui dresse les prétendants les uns contre les autres pour qu'ils ne se retournent pas contre le système; la troisième c'est que les gens doivent user plus d'énergie à tenter de comprendre la raison d'une éviction qu'à protester contre son injustice.
A propos de la propagande : "s'ils y croyaient, ils seraient idiots, mais au moins ils croiraient à quelque chose. Leur capacité à croire serait toujours là, toujours utilisée, pas en train de crever, bouffée par l'ironie et le cynisme."


A propos de la dépression qui s'immisce en chacun : "On vous donnait la solitude à la place de la vie privée, la foule au lieu de la communauté, la reproduction en guise de sexualité."
A propos des dictateurs et de leur entourage : Ceausescu était entouré de brutes, de frustrés, de fascistes persécuteurs de Juifs, etc. "On prétend que l'Histoire fait les gens qui font l'Histoire... viendra l'heure, viendra l'homme, et toutes ces conneries. Tu parles. L'Histoire rampe sur le ventre et chope des parasites..."

A propos de l'idéologie/la justification : "Selon Marx, l'Histoire est une grande force animée par la logique et la nécessité, à laquelle on peut se préparer et que l'on peut enfourcher, mais que l'on ne peut précipiter. [...] Comme la religion qui autrefois promettait compensation et récompense dans l'au-delà, le marxisme nous offrait un perpétuel prélude en guise de vie. Il était courant d'invoquer le long terme ici [...] mais l'Histoire n'avait pas de plan à long terme pour ces gens-là. Elle n'était pas en train de résoudre ses noeuds dialectiques sur plusieurs générations afin de parfaire les conditions de son accomplissement. C'était l'Histoire-chronomètre : on l'entendait dans leur dos, qui mesurait le temps qu'il leur restait."
(éclairant, non ?)

Il y a un personnage qui prend vraiment de la matière et de la présence, c'est Léo, splendide mondain alcoolique, roi de l'embrouille un tantinet misanthrope et dépressif, mais acharné désespéré et drôlissime, bref, ma came. Apparemment, il avait été beau et promis au plus bel avenir mais "Rien à voir avec le Leo dont les traits fondaient et s'estompaient, les joues flasques et l'air décadent, tantôt fin gourmet et amateur de bons vins, tantôt dépravé qui avalait le jus de caniveau cul sec : le Leo d'aujourd'hui dont la vie n'était que péripéties secondaires, sans intrigue principale." Ce qui m'amène à réaliser deux choses : ce qui fait un bon personnage et le fait que, personnellement, dans la vraie vie comme dans la fiction, je trouve les intrigues secondaires beaucoup plus captivantes que la principale (Bisous les séries).
Mais continuons sur Léo (c'est avec lui évidemment que j'ai envie de m'arsouiller le groin) : "Pour Leo, le plus grand crime que l'on puisse commettre en société était de l'entraîner dans une discussion sérieuse".

Leo a aussi ce truc unique : il est adepte d'animisme urbain. Tout ce que Ceausescu a pu détruire dans la ville est documenté par Leo, il y sent des présences, il parcourt la ville avec des plans qui datent de plusieurs décennies (c'est avec lui évidemment que j'ai envie de faire du vaudou).

Enfin, au sujet de l'inaction, thème qui nous émeut toujours beaucoup ici au blog, ces lignes proprement scandaleuses (d'autant plus qu'elles sortent de la bouche d'un diplomate)(hihi) : "Jeune homme, il y a deux sortes de problèmes diplomatiques : les petits et les grands. Les petits se résoudront d'eux-mêmes et vous n'aurez aucune prise sur les grands. Les réelles difficultés qu'il vous faudra surmonter viendront de la tentation d'agir. Il s'agira d'y résister noblement : c'est ainsi que vous ferez vos preuves." et celle-ci : "Mais mes erreurs m'apprenaient seulement à en commettre d'autres en connaissance de cause. Chez moi, la prise de conscience n'était jamais qu'une inertie lucide."


Pour les images, bisous et crédits à http://www.imposetonanonymat.com/ (attention, âmes sensibles, je vous aurai prévenues) et à http://fl4nders.tumblr.com/

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