jeudi 14 mai 2015

Bang bang, he shot me down.

"Depuis le sommet du Pan de Azucar jusqu'au Picacho, avec leurs plumes noires, avec leurs âmes limpides, les charognards survolent la vallée et ils sont, dans l'état actuel des choses, la meilleure preuve que j'aie de l'existence de Dieu."

Na. Prends toi ça dans la goule. Fernando Vallejo, dans la Vierge des Tueurs est amoureux d'un sicaire (un jeune tueur à gages des Communes de Medellin) et ça cogne, ça bute, ça râle et c'est bien fait pour leur gueule. Et quand on perd tout ce qu'on aime, y'a plus qu'à gueuler. Et quand on a rien à aimer, y'a plus qu'à tirer. On vous a jamais dit que ça serait joli.
Fernando est furieux. On l'aura compris. On n'est pas chez Frederico. Y'a que des balles qui volent. Et même les oiseaux s'en prennent. Pour le reste, on patauge dans la boue noire de la misère urbaine.
Mais Fernando a la grâce des charognards. Il a l'âme limpide de ceux qui savent aimer. Fernando écrit chaque mot avec le coeur gonflé de trop de beauté dont personne ne veut, ça le rend fou.
Du coup, je me suis contentée de les suivre dans les rues de Medellin, lui et son insolent tueur (des yeux à se damner)(qu'il ne vaut mieux pas croiser d'ailleurs), j'avais trop peur de m'en prendre une, ça n'aurait pas raté, faut pas les faire chier, les deux amoureux. Et même sans les faire chier, on sait pas, des fois, une balle est si vite tirée. Mais bien planquée sous ma couette, en sioux, avec le râle obsédant de Fernando qui me rongeait le crâne, j'ai fait un sacré voyage. Un genre de shoot même qu'on en redemande. C'est balaud, pour une fois que je vous parlais d'un bouquin de moins de 300 pages... Et ben, quand c'est beau, c'est trop court. Mais j'ai vérifié, Fernando avait de quoi gueuler, y'en a d'autres.

Vous savez quoi m'offrir maintenant. Et s'ils ne sont pas traduits, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Sinon, je tire.



samedi 18 avril 2015

Le somptueux journal d'un officier de la Wehrmacht

De 1941 à 1945, je me suis promenée en compagnie d'Ernst Jünger dans le Paris occupé et sur le front Russe. C'était divin. Mais comme c'était il y a longtemps et que ça fait 775 pages et que j'en ai corné la moitié, ça m'a pris du temps pour revenir. Mais j'entends encore le bruit des bombes et des bouchons de Champagne. Et je m'endors encore en entendant la douce voix de mon capitaine allemand qui me raconte la chasse aux papillons : "Dans ce profond complexe d'enfers et de paradis, où l’œil ne parviendra pas davantage à démêler les détails heureux ou douloureux que s'il tentait de déchiffrer l'entrelacs chatoyant d'un îlot de forêt vierge, notre planète ouvre à l'esprit un spectacle d'un ordre fabuleux."
Voilà. Je vous présente Ernst. Il est à mi-chemin entre Visconti et Terence Malick. Il tombe en extase devant un pawlowia place des Ternes et en trois pages, il te retourne le cerveau, il te chavire le coeur et il te sert une verveine en réajustant son uniforme (ses bottes sont toujours impeccables).



Mais n'allez pas croire que je me pâme pour l'alter ego de Benoît 6, que nenni ! Ernst, c'est pas le dernier à la déconne et quand il finit son service et qu'on se retrouve en bonne compagnie à la Tour d'Argent (ben oui, faut savoir choisir ses amis en 1941), il s'en paye une bonne tranche, le filou.


 On commence doucement avec quelques anecdotes croustillantes, car, quand on y pense, "le puissant esprit de cabotinage (...) redonne un souffle artificiel à des temps révolus, à des cultures mortes, les amenant à se mouvoir tels des cadavres que l'on évoque". Vous savez ? C'est ce genre de type qui a toujours un truc pertinent à dire même quand on parle de Trierweiller. Mais passons au Bourgogne, je vous prie. Et surveillez ce que vous dites, parce que Ernst et sa répartie, ça canarde comme à Dresde : "Pour vivre, disait-il, il faut travailler, seuls les fainéants meurent jeunes. Je suis d'avis, quant à moi, que pour vivre vieux, il faut rester jeune". C'est là que la soirée bascule.

"L'heure du crépuscule – la nuit s'annonce comme une marée qui, presque imperceptible encore, envoie dans un murmure ses premières vagues en éclaireurs. Des êtres singuliers surgissent avec elle. C'est l'heure où les hiboux apprêtent leurs ailes et les lépreux vont dans les rues."


 "C'est que la souffrance, là, n'existe pas. C'est peut-être la vertu suprême de l'opium : stimuler la force créatrice propre à l'esprit, l'imagination, de telle sorte qu'elle édifie pour soi-seul des châteaux enchantés ; derrière leurs créneaux, on n'éprouve aucune frayeur à perdre les royaumes d'ici-bas, brumes et marécages. L'âme se crée à soi-même les degrés par où rentrer dans la mort." (tu fais tourner la pipe, Ernst ?)

"(…) l'attirance souvent irrésistible de l'alcool n'est pas due à la jouissance physique qu'il procure, mais à sa force mystique. Aussi n'est ce pas par dépravation que l'infortuné a recours à lui, mais parce qu'il a faim de puissance spirituelle. La boisson (...) le mène des lisières du réel jusqu'en son atelier profond. Pour nombre d'hommes, l'étroite zone où ils peuvent respirer un souffle de l'infini se situe aux limites de l'ivresse. Voilà pourquoi se trompent gravement ceux qui veulent combattre l'ivrognerie comme une sorte de gloutonnerie portant sur les liquides."


De même l'éther et le protoxyde d'azote sont mentionnés comme clefs ouvrant à une clairvoyance mystique." Ernst, on y va ? Le taxi est en bas.
Mais deux heures plus tard, c'est l'orgie au quartier général de Vincennes : 


"Comme l'air était criblé d'une pluie dense et tiède, et je voyais le fenouil dans une merveilleuse fraîcheur (en des réseaux d'une extrême finesse, comme en des veines d'émeraude, la sève verte circulait). La vie intime de la plante devenait visible. Ce furent peut être là les instants les plus sublimes en ce monde, plus comblants que l'étreinte de belles femmes (ceux où je me penchais sur un tel miracle de vie". (Ernst, arrête, ils te suivent pas, là, viens, on va se coucher)
Ernst, l'homme qui faisait l'amour aux fenouils. Viva la vida loca à la Wehrmacht. Oh ! Eh ! C'est facile de juger, j'aimerai bien vous y voir, vous, quand votre chef s'appelle Hitler (ou Kniébolo, peu importe) et qu'il a décidé de tout casser comme un gosse sous speed. Et c'est vrai qu'Ernst et moi, on est pas d'accord sur tout, loin s'en faut. Mais c'est pas le genre à détenir la vérité. Et puis, il sait bien, lui, qu'ils vont la perdre la guerre. Comme tout le monde. Parce qu'il sait bien, lui, qui va la gagner. Et y'a pas de quoi crier victoire...

"On voit, en pareille occasion, ce que les hommes peuvent contenir à l'état de germe : le tyran, par exemple, dans le petit comptable, le tueur en série dans le ridicule m'as-tu-vu. Le spectacle est rare étant donné qu'il faut des circonstances insolites pour que ces germes se développent. Chose étrange aussi, que de retrouver des ratés et des littérateurs, dont on se rappelle encore les confuses élucubrations nocturnes, à l'état de maîtres et de dominateurs, obéis avant même d'ouvrir la bouche. Parfois, les rêves qui sont justement les plus flous deviennent aussi la réalité. Du moins Sancho Pança, gouverneur de Barataria, ne se prenait-il pas au sérieux – c'est ce qui plaît en lui."


"La cruauté des temps modernes, disait-il, est unique dans la mesure où elle cesse de croire à quelque chose d'indestructible en l'homme, et veut, par conséquent, au contraire par exemple de l'Inquisition, l'effacer et le supprimer totalement et à jamais."

"Ce type d'homme est sans doute d'un nouveau genre, ou du moins il est nouveau par rapport au XIXème siècle. L'avantage qu'indubitablement ils possèdent est entièrement négatif, et consiste en ceci qu'ils ont rejeté plus tôt que la plupart des autres le bagage moral, et introduit dans la politique les lois de la technique mécanique. Mais cette avance est rattrapée – non point sans doute par l'homme moral, lequel leur est nécessairement inférieur pour ce qui est de l'usage effréné de la violence, mais bien par leurs pareils qui ont suivi leurs leçons. Le dernier des imbéciles finit par se dire : « Du moment qu'il prétend se moquer de tout, pourquoi exige-t-il qu'on le respecte, lui ? »
Voilà pourquoi c'est une erreur d'espérer que la religion et l'esprit religieux rétabliront l'ordre. Les manifestations zoologiques se situent sur le plan zoologique, et les démoniaques sur celui de la démonologie (autrement dit, le requin est saisi par la pieuvre, et le diable par Belzébuth)."

 Au sujet d'allemands qui ont tué 800 aliénés pour récupérer l'asile et en faire un laboratoire : "Un tel trait trahit bien la tendance du technicien à remplacer la morale par l'hygiène, de même qu'il remplace la vérité par la propagande."

"Les doctrines exclusivement économiques doivent nécessairement mener au cannibalisme."

S'ils écrivaient comme ça dans Le Monde, je m'intéresserais à l'actualité.

Avec Ernst, on n'a pas arrêté. On a rencontré Picasso, Braque et Cocteau (Céline aussi mais il n'en ressort pas grandi, je vous préviens). Il m'a raconté l'histoire du pet le plus funeste de l'histoire universelle.J'ai découvert quelle joie il y a parfois à tout perdre, comment régir face à la bêtise, la différence entre un Anglais et un Prussien, j'ai pris des cours de stylistique, j'ai trouvé un pitch de roman toutes les dix pages, j'ai appris l'histoire de la seconde guerre vue des coulisses allemandes, j'ai trouvé le titre de mon prochain roman ("Nostalgie de la distillation"). Et si vous le lisez, vous tomberez peut-être vous aussi sur votre plus belle phrase de tout l'univers, celle qui vous fera presque vomir d'émotions à chaque, mais à chaque fois que vous la lirez (et vous ne saurez jamais pourquoi) :

"Il faut bien savoir ce que le monde peut offrir, pour ne pas capituler à la légère."


Et ça tombe bien, parce que les journaux parisiens de Ernst Jünger, c'est le monde en 700 pages d'une beauté à pleurer.

PS : Toutes les images viennent de là : http://miloserdie.tumblr.com/ (parce qu'Internet sans la Russie, c'est comme Hitler sans Stalingrad, ça serait moins rigolo)

dimanche 25 janvier 2015

"Pourtant la manière dont nous ratons notre vie, c'est notre vie" Randall Jarrell

(Randall, je connaissais pas, il a l'air cool, c'est un poète du sud des Etats-Unis et il était dépressif, tout ce qu'on aime au blog. Cette phrase est en exergue de "Les cent derniers jours" de Patrick McGuinness dont on cause ici)(et non Patrick McMurphy comme j'ai dit précédemment... Woa woa woa ! C'est bon, hein! C'est jamais tout que des stout de pub irlandais au final).

Après Belfast, je vous emmène à Bucarest. On ne parlera pas de l'auteur, j'y peux rien, y'a des livres où je papote avec l'auteur et y'a des livres où il est pas là, je ne sais pas, c'est peut-être ça la question du style. Mais j'ai quand même envie de parler de ce bouquin : il y a vraiment une façon de raconter la vie en Roumanie à ce moment-là qui m'a accrochée. En lisant ce bouquin, j'essayais d'écrire sur mon travail, l'ambiance, les chefs, le ridicule de tout un tas de situations et ce livre me donnait un angle vraiment rigolo, or c'est vraiment dur de rigoler avec le médiocre et l'ennui.
Je ne suis pas en train de dire que la Roumanie à l'époque, c'était le cirque Zavatta, ni que ma vie est celle d'un ouvrier au temps de Ceausescu, je dis juste qu'une histoire éclaire toujours sous un certain angle une autre histoire.

C'est qu'il y a une part tellement forte de ridicule dans la mise en scène du pouvoir, je ne m'en lasse pas : ça commence par ces voitures aux vitres teintées qui traversent la ville à toute allure jusqu'à ces vastes rassemblements forcés où tout le monde doit rester debout à faire mine d'écouter les discours les plus ennuyeux de l'univers. On est entre le rire et les larmes, parce que derrière l'absurde et l'abrutissement, il y a l'abus et la souffrance. Voilà. Il est donc ici question de pouvoir arbitraire, de totalitarisme et de ce que c'est que de vivre en-dessous :"Oui, mon enfance avait été une bonne préparation au totalitarisme : apprendre à savourer les petites permissions, à ne pas attiser l'esprit de revanche ni l'amertume paternelle. Ce n'est pas tout le monde qui choisit la Roumanie de Ceausescu pour faire sa première expérience de la liberté."

A propos de la surveillance permanente : Patrick raconte qu'après avoir réalisé qu'il était sur écoute, suivi dans la rue (comme quasiment tout le monde à cette époque), il s'est mis à se surveiller lui même, en train de se faire un café, de prendre sa douche, etc. "La surveillance a cet effet : on cesse d'être soi pour vivre à côté de soi. La nature humaine ne peut être changée, mais on peut l'amener à un degré de conscience qui la dénature. Ainsi, je projetais sur la rue indifférente le sentiment de culpabilité et de dissimulation qui m'avait soudain envahi."

A propos de la persécution : "La première loi d'une bonne purge, c'est qu'elle doit être aléatoire; la deuxième c'est qu'elle doit aboutir à une promotion qui dresse les prétendants les uns contre les autres pour qu'ils ne se retournent pas contre le système; la troisième c'est que les gens doivent user plus d'énergie à tenter de comprendre la raison d'une éviction qu'à protester contre son injustice.
A propos de la propagande : "s'ils y croyaient, ils seraient idiots, mais au moins ils croiraient à quelque chose. Leur capacité à croire serait toujours là, toujours utilisée, pas en train de crever, bouffée par l'ironie et le cynisme."


A propos de la dépression qui s'immisce en chacun : "On vous donnait la solitude à la place de la vie privée, la foule au lieu de la communauté, la reproduction en guise de sexualité."
A propos des dictateurs et de leur entourage : Ceausescu était entouré de brutes, de frustrés, de fascistes persécuteurs de Juifs, etc. "On prétend que l'Histoire fait les gens qui font l'Histoire... viendra l'heure, viendra l'homme, et toutes ces conneries. Tu parles. L'Histoire rampe sur le ventre et chope des parasites..."

A propos de l'idéologie/la justification : "Selon Marx, l'Histoire est une grande force animée par la logique et la nécessité, à laquelle on peut se préparer et que l'on peut enfourcher, mais que l'on ne peut précipiter. [...] Comme la religion qui autrefois promettait compensation et récompense dans l'au-delà, le marxisme nous offrait un perpétuel prélude en guise de vie. Il était courant d'invoquer le long terme ici [...] mais l'Histoire n'avait pas de plan à long terme pour ces gens-là. Elle n'était pas en train de résoudre ses noeuds dialectiques sur plusieurs générations afin de parfaire les conditions de son accomplissement. C'était l'Histoire-chronomètre : on l'entendait dans leur dos, qui mesurait le temps qu'il leur restait."
(éclairant, non ?)

Il y a un personnage qui prend vraiment de la matière et de la présence, c'est Léo, splendide mondain alcoolique, roi de l'embrouille un tantinet misanthrope et dépressif, mais acharné désespéré et drôlissime, bref, ma came. Apparemment, il avait été beau et promis au plus bel avenir mais "Rien à voir avec le Leo dont les traits fondaient et s'estompaient, les joues flasques et l'air décadent, tantôt fin gourmet et amateur de bons vins, tantôt dépravé qui avalait le jus de caniveau cul sec : le Leo d'aujourd'hui dont la vie n'était que péripéties secondaires, sans intrigue principale." Ce qui m'amène à réaliser deux choses : ce qui fait un bon personnage et le fait que, personnellement, dans la vraie vie comme dans la fiction, je trouve les intrigues secondaires beaucoup plus captivantes que la principale (Bisous les séries).
Mais continuons sur Léo (c'est avec lui évidemment que j'ai envie de m'arsouiller le groin) : "Pour Leo, le plus grand crime que l'on puisse commettre en société était de l'entraîner dans une discussion sérieuse".

Leo a aussi ce truc unique : il est adepte d'animisme urbain. Tout ce que Ceausescu a pu détruire dans la ville est documenté par Leo, il y sent des présences, il parcourt la ville avec des plans qui datent de plusieurs décennies (c'est avec lui évidemment que j'ai envie de faire du vaudou).

Enfin, au sujet de l'inaction, thème qui nous émeut toujours beaucoup ici au blog, ces lignes proprement scandaleuses (d'autant plus qu'elles sortent de la bouche d'un diplomate)(hihi) : "Jeune homme, il y a deux sortes de problèmes diplomatiques : les petits et les grands. Les petits se résoudront d'eux-mêmes et vous n'aurez aucune prise sur les grands. Les réelles difficultés qu'il vous faudra surmonter viendront de la tentation d'agir. Il s'agira d'y résister noblement : c'est ainsi que vous ferez vos preuves." et celle-ci : "Mais mes erreurs m'apprenaient seulement à en commettre d'autres en connaissance de cause. Chez moi, la prise de conscience n'était jamais qu'une inertie lucide."


Pour les images, bisous et crédits à http://www.imposetonanonymat.com/ (attention, âmes sensibles, je vous aurai prévenues) et à http://fl4nders.tumblr.com/